La fille innocente, assurément, n’avait jamais fait le voyage jusqu’à la sainte Bhelsheved. En temps normal, elle pouvait rôder comme elle le voulait, ou bien, lorsqu’elle s’excitait un peu trop, l’on pouvait la capturer dans un filet et l’attacher à un poteau comme une chienne en attendant que sa crise fût passée. Sa violence se dirigeait essentiellement contre elle-même ; elle n’insultait jamais personne d’autre et se contentait parfois de déchirer du linge qui séchait sur les buissons ou de voler des fruits sur les arbres. Le village la supportait pieusement, on lui jetait même les reliefs de nourriture qui la maintenaient en vie. Une tradition voulait aussi que, lors d’une noce ou de funérailles, l’on plaçât près du poteau, qu’elle y fût attachée ou non ce jour-là, une cruche de bière ou de vin coupé d’eau. Mais, tout en faisant cela, les villageois se sentaient souillés par sa présence et considéraient qu’elle était une malédiction que les dieux leur avaient envoyée pour un méfait qu’ils avaient dû perpétrer dans le passé. Lorsqu’ils la traitaient bien, selon leurs propres critères, ils espéraient obtenir les faveurs du ciel, qui la leur enlèverait alors, ou la ferait mourir.
Mais elle ne mourait pas, cette jeune idiote. Et nul n’osait la tuer, bien que, parfois, on lui jetât des cailloux ou la frappât.
Une année, quelques mois avant la moisson, un mage vint habiter dans un vieux manoir sur la colline qui dominait le village. Il annonça qu’il s’était retiré des villes afin d’étudier ses arts dans la paix et qu’il était d’ailleurs un homme dévot qui craignait Dieu. Le village l’accepta comme une bénédiction, de la même manière qu’il avait accepté l’innocente comme une malédiction. Toutefois, il avait peu de relations avec ces gens-là, car il s’occupait surtout de ses expériences. De temps à autre, un grondement s’élevait du toit du manoir, mais ces bruits n’étaient pas nuisibles en soi. Une fois ou deux, un villageois frappa à la porte bardée de cuivre qui avait été installée dans le portail de la demeure. Et une fois seulement, un berger, voyant le mage qui marchait avec son serviteur sur le coteau, se précipita pour aller demander au savant de le soulager d’une douleur qu’il avait dans une dent. Mais le mage ne parut point l’entendre et continua sa route, ses longues robes sur lesquelles étaient cousus des symboles extraordinaires caressant l’herbe. Le serviteur, quant à lui, se retourna et, lorsque le mage fut à une certaine distance, s’adressa au berger.
— Quelle dent est-ce ? demanda le domestique.
Le berger, grillant d’impatience, ouvrit la bouche et désigna la canine coupable.
— Oh, je peux m’en charger, déclara le domestique du magicien – et, faisant tournoyer sa crosse, il fit sauter la dent de la bouche du berger, en compagnie de deux de ses consœurs.
Laissant le berger à ses hurlements, le serviteur, hurlant lui aussi, mais d’une joie malsaine, repartit sur les pas de son maître inattentif.
C’est à cette époque que ce domestique s’avéra une malédiction aussi grande pour le village que toutes celles qu’il avait connues. D’apparence répugnante, toujours sale de sa personne, il était conservé par le magicien en raison de sa force prodigieuse en tant que garde, et aussi par un souhait pervers formulé par l’intellectuel d’observer un tel individu à l’ouvrage. Son esprit étant occupé par des questions plus élevées, et lui-même étant protégé du caractère horrible du serviteur, le magicien ne remarquait rien de ce qui se passait à l’extérieur.
D’abord, cet individu s’adonnait à des plaisanteries sinistres sur la personne des villageois. Il avait par exemple attaché ensemble les parties sexuelles des boucs et, lorsque le chevrier était accouru à leurs cris, il lui était tombé dessus et l’avait également entravé aux animaux de la même manière. Le scélérat était aussi descendu par une cheminée après avoir éteint le feu en urinant dessus et était tombé chez une vieille qui avait failli avoir une crise de nerfs sous la terreur qu’elle avait éprouvée. Il avait ensuite surpris une femme qui se baignait dans un étang. L’issue de la rencontre n’eût fait aucun doute si elle n’avait été la femme du coupeur de roseaux et n’avait décidé de couper elle-même des roseaux, ce qui lui avait permis de sortir un couteau dont elle avait frappé le serviteur à la cuisse. Ainsi reçu, le vaurien s’enfuit en beuglant. Ce soir-là, tandis que la femme préparait le repas de son mari, un oiseau couleur vert-de-gris passa par la fenêtre et lui dit sévèrement :
— Je parle pour le magicien et il demande pourquoi tu as poignardé son serviteur ?
La femme fut alarmée, mais son mari s’avança et s’interposa pour répondre à l’oiseau :
— Que ton maître réfléchisse à ceci. Lorsqu’une femme aussi jolie que la mienne est assez proche pour donner un coup de couteau à tel endroit du corps d’un homme aussi laid et repoussant que lui, il doit y avoir une bonne raison à son acte et il devait y avoir une raison à cette proximité.
À ces mots, l’oiseau plaça sa tête sous son aile comme s’il était embarrassé et le mari ajouta :
— Suggère à ton maître qu’il surveille un peu ce balourd. Si nous respectons le mage, ce vaurien qui le sert ne tardera pas à se faire trancher la gorge.
Lorsque la lune se leva cette nuit, le magicien lança contre le serviteur des esprits qui le cinglèrent et le scélérat courut en tous sens en se lamentant. Quelques menaces s’ajoutèrent à cela et par la suite les villageois n’eurent plus à subir de mauvaises plaisanteries.
Mais le domestique n’était pas satisfait. Son phallus le troublait énormément, s’élevant dans les heures de la nuit pour le gourmander. Sporadiquement, il arrivait que le mage lui fournît des illusions qui avaient l’apparence et la texture charnelle de jeunes personnes délectables et amoureuses, mais il était rare que le savant, qui était bien au-dessus de ce genre de questions, se rappelle que son serviteur n’était pas dans son cas. En ville, le scélérat s’était généreusement alimenté d’un régime secret de viols et de terreur... qui rassasiait tous ses appétits. Désormais, en ce lieu isolé, ses crimes étaient rapidement apparus en plein jour et tous ses plaisirs lui étaient interdits.
Or, un jour, alors qu’il épiait (puisqu’il ne lui restait plus que cette possibilité) deux amants dans un pré, il aperçut la jeune demeurée qui passait par là. Les deux amants se relevèrent alors de l’herbe et aperçurent aussi l’innocente. D’après les paroles qu’ils échangèrent, le vaurien découvrit qu’ils la considéraient comme un fléau et qu’ils en souhaitaient la disparition.
A cette nouvelle, le serviteur se mit à suivre la fille et ne tarda pas à savoir de quelle manière l’aimait tout le village. Il eut vite fait d’imaginer un plan.
Sous le manoir, dans les salles supérieures duquel le mage pratiquait sa sorcellerie, se trouvait un complexe de caves qui donnait dans la grande salle d’un ruisseau souterrain. Le serviteur s’y était fréquemment aventuré pour ramasser des fungus et des plantes occultes dont avait besoin son maître et il avait aussi inscrit des graffiti licencieux sur les parois et martyrisé les créatures inoffensives qui rampaient en ces lieux.
En outre, la ressemblance de ce souterrain avec une prison ne lui avait pas échappé.
Comme il avait fréquemment suivi l’innocente, le serviteur avait une idée des endroits qu’elle affectionnait pour errer ou se reposer. Il profita d’une nuit, où la pleine lune était rouge et que le mage se trouvait sur le toit oriental occupé à effectuer des calculs sur les lunaisons, pour sortir écumer la campagne et il finit par tomber sur la fille dans l’une de ses cachettes, une cahute sans toit ni porte. Il se glissa à l’intérieur et la considéra sous ses cheveux emmêlés ; de son côté, la pauvre créature sans esprit le fixa de son regard vide.
Étant lui-même répugnant, le serviteur ne fut pas affecté par l’état répugnant dans lequel elle se trouvait. Il ne perdit pas de temps : il la jeta au sol, lui sauta dessus et la força violemment. Heureusement, son excitation était telle qu’elle n’eut pas à subir très longtemps son activité.
D’un autre côté, les cris de douleur qu’elle poussa étaient presque sommaires et elle ne se débattit point. Elle était tellement habituée aux mauvais traitements des hommes et de la nature elle-même qu’elle ne distinguait guère le caractère particulier de ces nouvelles brutalités.
Lorsqu’il eut terminé, le serviteur se secoua comme un gros animal qui émerge de la boue, releva sa maigre maîtresse de fortune et la hissa sur son épaule. Il la porta ainsi jusqu’à la demeure du magicien et, sans se faire remarquer de son maître, la conduisit dans les caves jusqu’à la caverne où coulait le ruisseau. Il l’attacha alors à une stalagmite fort commode : elle avait été si souvent attachée qu’elle n’émit aucune protestation. Puis il la viola encore deux fois (car le pauvre bougre avait souffert de longues privations), après quoi il remonta sereinement se présenter au magicien. Il arriva juste à temps pour travailler aux lourds mécanismes que le mage voulait faire fonctionner sur le toit. C’était une machine aux roues énormes, avec des pistons impressionnants activés à la fois par les muscles du serviteur et une énergie mystérieuse dérivée de certaines radiations en provenance des étoiles et autres corps éthérés.
Tandis que le serviteur poussait péniblement les leviers et que la machine grondait, le mage s’écria :
— Encore cent neuf jours et cent neuf nuits et, d’après ce que je peux en juger de l’aura de la lune et du rythme des étoiles, la comète que j’attends apparaîtra sûrement.
— Oui, maître, lui répondit fidèlement le domestique.
Son esprit à lui était fixé sur des questions plus terre à terre et s’y trouvait joyeusement impliqué.
Le mage, quant à lui, avait atteint cette cime pâle et brillante d’élévation auquel parvient l’intellectuel lorsqu’une irradiation mentale longtemps attendue arrive à éclosion. Tel était le cas. Car, en vérité, le seul but du magicien dans sa venue en ce lieu isolé avait été de se trouver en face de la comète. Il avait appris, au cours de ses études des mois précédents, que l’apparition devait se manifester dans cette portion du ciel que jouxtait le village. Il avait donc abandonné tous ses autres travaux et s’était hâté de se rendre dans la région. Et, ayant ordonné au serviteur de construire cet étrange engin, le mage était maintenant en train de l’amorcer, car il avait l’intention, grâce à lui, d’attirer et de capter un fragment des émissions de la comète.
Le serviteur, toutefois, s’intéressait fort peu aux désirs du mage, car il était agréablement occupé par les siens. Il poussa les leviers de la machine et la lança. Son travail accompli, il se glissa une fois de plus dans la caverne souterraine où il introduisit du pain rassis et du vin aigrelet dans la bouche de l’innocente avant de la monter de nouveau avec le plaisir du maître sur son bien. Car il n’avait jamais rien possédé auparavant.
Quatre-vingt-dix jours durant, les choses allèrent donc ainsi. Le serviteur descendait dans la cave et la grande salle souterraine où il satisfaisait ses désirs. Par intermittence, il nourrissait la fille de reliefs de nourriture. En guise de boisson, elle avait gracieusement l’usage du ruisseau, du moins de ce dont elle pouvait profiter, car elle était toujours entravée.
Toutefois, au bout de quatre-vingt-dix jours, un détail intrigua l’esprit borné du domestique. Il se prit à penser qu’un rite mensuel propre aux femmes ne se manifestait nullement chez sa maîtresse. Au début, il espéra que son idiotie avait affecté ses entrailles, mais il ne tarda point à détecter chez elle certains changements apparents liés à la conception.
Le serviteur fut pris d’une terrible détresse. Non pas, assurément, par intérêt pour cette dame, mais pour le sien propre. Faible, à demi morte de faim et stupide comme elle l’était, elle ne survivrait certainement pas à la naissance d’un enfant et il la perdrait presque aussitôt après l’avoir faite sienne. En conséquence, il débattit avec soi-même de diverses méthodes et, finalement, apporta du vin et la fit boire, puis la battit et lui donna de sévères coups de pied, certain qu’elle allait avorter et survivre. Hélas, trois fois hélas, l’innocente récupéra et demeura pleine.
Il fut pris d’un tel désespoir qu’il songea demander au magicien un moyen de résoudre son problème, mais les cent neuf jours étaient désormais presque écoulés et le mage s’était retiré dans sa cellule pour jeûner et méditer, se purifiant pour le sort puissant qu’il avait l’intention de mettre à exécution. Il n’en émergeait que de temps à autre pour aller examiner la machine sur le toit et, à ces moments-là, il était très occupé.
— Maître, fit le serviteur d’un ton cajoleur, une pauvre fille du village est venue hier à la porte t’implorer de lui fournir un remède contre une grossesse non désirée, car sa mère, qui a déjà le bonheur de posséder quarante-trois enfants...
— Non, non, murmura le mage, tu te trompes totalement dans ton addition. Quarante-sept est le nombre de syllabes du mantra astral que je dois réciter à la dissolution de la comète.
— Maître, gémit le serviteur, si je te confessais que j’ai permis à une femme de mauvaise vie folle de désir d’abuser de moi et de me détourner du chemin de l’abstinence vertueuse, et qu’elle me menace maintenant du courroux de son père si je ne la libère point de son état...
— Quelle est cette absurdité ? L’état du mécanisme est parfait. Mais il faut que tu graisses ce rouage.
Le domestique finit par abandonner. Il se mit en fait à descendre des aliments de meilleure qualité à la fille dans la caverne, des fruits et de la viande. Il lui apporta même des tissus chauds pour dormir. Il la détacha parfois de la stalagmite et la fit marcher pour qu’elle prenne un peu d’exercice. Si elle eut conscience de ces attentions nouvelles, elle ne le manifesta point. Elle ne paraissait d’ailleurs pas consciente de son état. Lorsque le serviteur la jetait périodiquement à terre pour la saillir frénétiquement (préoccupé de ne pas gaspiller de temps, car il ne tarderait probablement pas à la perdre), elle fixait le plafond de pierre en fronçant légèrement les sourcils à travers sa crinière crasseuse et emmêlée.
Le cent huitième jour de la veille du magicien, les premiers signes de la comète émergèrent d’un ciel crépusculaire.
Or les comètes de la Terre Plate étaient d’origine et d’inclinaison différentes de celles qui visitent le monde rond. Certaines naissaient dans la masse de chaos au-delà des coins de la Terre d’alors et, passant par erreur ou par quelque bouleversement cosmique ou sismique dans les hauteurs de l’air du monde, étaient rapidement recouvertes par les éléments instinctifs de cet air de particules protectrices... car le chaos pur et les atomes standardisés du monde ne pouvaient coexister sans adjonction formant un tampon qui isolait l’un des autres. Ces comètes allaient et venaient et rendaient rarement une nouvelle visite au ciel, car, une fois qu’elles avaient regagné les limites extérieures, le chaos les récupérait. Une seconde forme de comètes étaient créées uniquement par des étoiles filantes qui, suivies par leur flamme de traîne, rataient la Terre pour une raison quelconque et étaient alors ballottées d’un côté puis de l’autre par les courants aléatoires de l’atmosphère ou les ensorcellements exquis des élémentaires célestes (qui pouvaient chevaucher ce genre de fanaux pour parcourir l’éther). Cette seconde sorte de comètes pouvaient reparaître à intervalles réguliers ou irréguliers, faisant le tour du dôme qui surmontait la Terre pendant des siècles pour finir par être totalement brûlées. Mais il existait aussi une troisième variété, et c’était à celle-ci qu’appartenait la comète du magicien.
En ce temps-là, le Soleil, qui demeurait toujours à une distance égale durant ses voyages au-dessus de la Terre, croissait et décroissait comme la lune, créant ainsi l’été et l’hiver. Chaque nuit, de plus, le Soleil, s’étant couché, était plongé dans les limbes difficilement explicables sous-jacents aux régions inférieures de la Terre... profondeurs extrêmes qui se trouvaient au-delà et encore plus bas que la Terre Intérieure elle-même, le royaume de la Mort. Cette « mort » psychique à chaque période de ténèbres revitalisait mystérieusement le disque solaire, de telle sorte qu’il était capable, chaque matin, de se relever vivement à l’est et de rafraîchir le monde par sa lumière. (La Lune connaissait un processus similaire). Toutefois, il arrivait parfois, peut-être une fois tous les mille ans, que, durant sa croissance, le Soleil fût revêtu d’un peu plus de vitalité qu’il n’était sain ou nécessaire. Cette surcharge se répandait alors comme de la vapeur d’une bouilloire, visible parfois sous la forme de nuages, mais elle restait généralement invisible à l’œil des mortels. La vapeur solaire remontait bientôt au-delà de l’apogée de la trajectoire quotidienne du Soleil. Là, dans l’environnement plus froid du ciel supérieur, elle fermentait et se condensait, se réchauffait et refroidissait alternativement, pour finir par se transformer en une sphère de gaz enflammés.
Une fois qu’elle était totalement formée, le magnétisme de la Terre commençait à appeler cette boule de feu spectrale et elle se mettait à tomber lentement pendant des mois, voire des années, sa traîne marquant sa route à travers l’atmosphère. Sans exception, à un point assez peu distant de la surface de la Terre, les gaz enflammés se déroulaient une nouvelle fois. La radiation qui était alors lâchée était stupéfiante mais bénéfique. Les gaz eux-mêmes étaient absorbés par le tissu de la Terre, ou bien se dissipaient dans le néant.
Ce type de cas était des plus rares ; le magicien s’était estimé très chanceux mathématiquement et astrologiquement parlant d’être tombé sur l’une de ces comètes, car il y avait peu de signes visibles. Seule l’image de la comète projetée en avant pourrait être distinguée la nuit précédant son arrivée, effet similaire à celui d’une lampe qui se reflète sur un mur.
À la vue de cette arrivée, le magicien ne sut maîtriser sa joie.
Il n’en était pas de même au village. Ignorant le caractère de ce genre de phénomène, les villageois observaient cette nouvelle étoile bizarre et bulbeuse dans le ciel sans aucune manifestation de bonheur. Comme la nuit avançait et qu’elle ne cesser de croître, leur nervosité s’accrut proportionnellement. Lorsque l’aube arriva et que la chose demeura visible et même de plus en plus brillante, suivie par sa traîne claire comme un diamant bien apparente derrière elle, l’horreur emplit tous ces cœurs.
Certains se précipitèrent pour aller marteler la porte cerclée de cuivre du manoir du magicien. Comme d’habitude, il n’y eut aucune réponse, mais, au bout d’un certain temps, le serviteur apparut, qui remontait la colline. Il avait été envoyé ramasser des herbes particulières et ne fut guère réjoui de trouver cette foule qui lui barrait le passage, car il savait par expérience que les foules auguraient rarement quelque chose de positif sur le plan personnel.
Pourtant, le village, dans sa panique, décida d’oublier sa répugnance envers lui.
— Nous t’implorons d’implorer ton maître de sortir nous dire quel sort terrible est suspendu dans les airs au-dessus de nous, s’écria la foule.
Le serviteur bâilla d’ennui. Il savait à quoi la comète allait ressembler et il n’en avait nullement peur.
— Oh, ce truc ? Ce n’est qu’une bulle de flatulence éructée par le soleil. On n’en parlera plus demain et on sera bien débarrassés.
La foule se consulta, en partie rassurée, mais indécise. Pendant ce temps-là, le domestique se glissa jusqu’à la porte, qu’il déverrouilla rapidement grâce au sceau que lui avait donné le mage.
— Mais attends, fit un homme. Ne peux-tu demander à ton maître de nous parler ? Malgré tes paroles, certains de nous sont convaincus que cet objet est une force terrible aux intentions maléfiques. Déjà, rien qu’à le contempler, trois femmes ont avorté.
Le serviteur hésita en franchissant la porte. Sa mine odieuse se convulsa en une réflexion profonde.
— Attendez un moment, dit le serviteur à tous ces gens, et il leur claqua la porte au nez.
Au bout de trois ou quatre heures sans nouveau signe de vie en provenance de l’intérieur, les villageois abandonnèrent le manoir et se précipitèrent chez eux. Là, ils se mirent à emballer avec leurs femmes meubles et vêtements et à rassembler leurs troupeaux. Au milieu de l’après-midi, le village était pratiquement désert.
À sa première inspiration, le domestique avait désormais ajouté la subtilité.
Une fois les ténèbres venues, le magicien aurait besoin de la présence de son serviteur auprès de la machine magique, mais, du fait desdites ténèbres, toute la majesté de la comète serait également révélée. Suivrait l’apogée de sa dissipation. Le serviteur songeait que, s’il pouvait amener l’innocente en haut du manoir et l’attacher peut-être sur le toit ouest, loin de l’emplacement de la machine et du mage, elle verrait assurément l’activité maximale de la comète et serait forcément terrorisée par celle-ci. Le bruit de la machine surnaturelle couvrirait ses cris. Si la fortune accompagnait le serviteur, comme les autres femmes elle serait délivrée de son fardeau avant la fin de la nuit. Quant au mage, sous le contrecoup de l’enchantement, il serait comme drogué et ivre et rejoindrait sa chambre en titubant sans remarquer grand-chose des événements extérieurs.
La nuit vint. Le ciel était tout noir et toutes ses étoiles aveuglaient. Même la lune, lorsqu’elle monta à l’est, était opaque. Mais il y avait de la lumière à revendre. Tel un médaillon doré sur une chaîne en argent, la comète se tenait en stationnaire au-dessus de la Terre et la luminosité s’en déployait comme des ailes, chaque instant plus claire que le précédent. Tout le camaïeu des pierres était apparent ainsi que les couleurs des fleurs sur le coteau, plus bas, comme pris dans les rayons d’un début de matinée.
La machine se découpait en silhouette comme un jouet fait par un enfant géant à partir de bouts de métal, hormis le fait que, çà et là, de petites auras clignotantes montaient et descendaient le long des tuyaux, des tubes et des rouages. Le mage, occupé par ses ultimes préparatifs, n’était pas encore sorti sur le toit. Le serviteur apparut par un chemin dérobé et émergea d’une trappe en poussant la jeune demeurée devant lui. Elle avait les poignets entravés et il lui avait placé un tissu noir sur la tête pour que le spectacle de la comète fût pour elle une surprise.
Le domestique rabattit la trappe et attacha la corde liant les mains de la fille à l’anneau en fer. Il lui laissa si peu de mou qu’elle dut s’accroupir sur la trappe. Dans une telle position, il était peu probable que le mage, très absorbé, l’aperçût. En fait, ainsi que le serviteur le savait depuis longtemps, le mage voyait, entendait ou remarquait à peine ce qui n’avait aucun rapport avec sa science.
Lorsque le caillou terne de la lune fut une poêle dans le ciel et que l’éclat de la comète fut tel que celui d’un matin, le mage s’avança sur le toit et se dirigea droit vers la machine, ne regardant rien d’autre que l’objet tout là-haut.
Cette fois-ci, les leviers étaient prêts et le mage n’eut qu’à poser la main sur une résistance pour déclencher le processus. Ce faisant, il appela le serviteur.
— J’arrive, ô maître, s’écria celui-là sur son ton le plus servile.
Comme le bruit de l’engin démarrait, le serviteur courut aider le magicien après avoir arraché l’étoffe de sur la tête de sa dulcinée, l’abandonnant, à ce qu’il croyait, à une terreur insensée avec ses conséquences abortives.
Que se passa-t-il dans l’esprit dérangé de la fille ?
Contrairement à l’espoir du serviteur, au début, pas grand-chose. Le long de son existence, tout n’avait été que désarroi, rien n’avait eu de sens. Un désarroi de plus ne pouvait guère la bouleverser. De plus, le violeur balourd n’avait pas songé que, comme elle était restée plus de cent jours et cent nuits dans les ténèbres, sans profiter du soleil ni de la lune, elle ne pouvait que conclure que la comète était simplement le jour qui se levait et n’y rien trouver d’anormal.
Naturellement, ses yeux, affaiblis par l’obscurité de la caverne, furent blessés par la lumière et elle les couvrit de ses mains en gémissant. Il ne s’agissait point là de peur, mais d’une douleur de plus à ajouter au catalogue des souffrances qu’elle avait déjà connues. Elle acceptait la plupart des douleurs comme étant de peu de conséquence.
Mais alors, comme la comète devenait aussi brillante qu’une journée d’été en plein midi, un événement extraordinaire commença à se produire.
Les hommes, tandis que la logique et la raison s’amplifiaient en eux, avaient perdu la majeure partie de leurs talents instinctifs, talents qui, dans le cas des magiciens, devaient être généralement réappris. Grâce à cette formation, le mage avait pu comprendre que les rayons de la comète, loin d’être maléfiques, étaient un tonique, voire une panacée. Eût-il été un homme véritablement dévot, moins enfermé dans sa tête, il eût déclaré aux villageois :
— Restez et profitez de cet événement miraculeux. Placez vos malades là où ils pourront recevoir le maximum de particules et de rayons et l’effet en sera bénéfique.
Il avait préféré garder tout cela pour soi, de peur d’être importuné. Il avait aussi prévu de capter certains de ces bienfaits dans sa machine pour s’en servir dans l’avenir dans les arts de la guérison et de l’embellissement. Disons aussi que le mage s’intéressait aux effets que les radiations produiraient sur son affreux serviteur... mais il s’agissait là d’une expérience annexe. Quoi qu’il en fût, le mage savait que la comète devait être bien accueillie et non redoutée et le serviteur y était jusqu’à présent indifférent, car il lui avait dit qu’elle était incapable de lui faire du mal et aucun doute ne pouvait se faire jour en lui.
À l’inverse, les gens du village, ayant perdu toute conscience animale et ne sachant que faire d’autre, s’étaient enfuis.
Les animaux domestiques et toutes les autres créatures, ne sachant rien en particulier mais étant instinctivement sagaces, au lieu de s’enfuir, s’étaient rassemblés.
Comme la comète brillait de plus en plus fort, tous les oiseaux de la région se mirent à chanter leur chœur matinal le plus mélodieux et le plus luxuriant pour accueillir la grande lumière. Et, tout en chantant, ils volaient et tournoyaient comme des feuilles dans un tourbillon, pris d’un délire de plaisir. Les abeilles, les papillons et les scarabées emplissaient aussi l’air comme des joyaux volants. Les lézards et les serpents se déroulaient hors du sol et paressaient. Les chats, les lièvres et les renards arrivaient, les moutons que l’on avait abandonnés, les chèvres, un ocelot ; ils ne prêtaient pas attention les uns aux autres et se mirent à se rouler et à ronronner sur l’herbe. Les singes grands et petits piaillaient dans les arbres en se jetant joyeusement des gourdes. Les fleurs s’ouvraient en éventail. Les fruits mûrissaient et explosaient, emplissant l’air de senteurs de parfum et de vin. Même les pierres du manoir et celles du village en bas de la colline semblaient se relever, ouvrir leurs fentes comme des bouches assoiffées désirant boire la lumière dorée.
La machine magique en train de gronder noyait tous ces sons, hormis le chant de ravissement des oiseaux qui semblait les transpercer comme autant de clochettes tintinnabulantes. Elle eût assurément noyé les cris de l’innocente, eût-elle crié.
Dépourvue de raison, elle n’avait jamais rien appris en dehors du fait, peut-être, que la vie était cruelle et que ses frères et sœurs humains la détestaient. Dépourvue de raison, elle n’avait eu aucune cause de repousser ses instincts.
Elle protégea ses yeux de la lumière pendant environ une minute, mais son instinct la poussa à baisser les mains. L’eau coulant à flots sur son visage crasseux, elle leva donc franchement les yeux vers le cœur de la lumière. Comme ils étaient une panacée, les rayons aveuglants ne tardèrent pas à guérir la faiblesse de sa vue ; elle put donc voir et se réjouir de ce qu’elle vit.
Tout lui parut soudain magnifique à partir de l’endroit où elle était attachée. Les criquets émeraude qui dansaient sur les pierres au bord du toit, les oiseaux qui écrivaient des chansons d’un bout à l’autre du ciel, tout l’éclat de ce jour-dans-la-nuit. Et brutalement, pour la première fois depuis bien des années, voire depuis toujours, l’innocente éclata d’un rire de bonheur absolu.
Un rat couleur fauve était assis tout près sur le toit. Attiré comme le reste par la comète, il avait été interrompu dans son repas qui était constitué des reliefs de celui du mage. Il méditait maintenant sur la corde juteuse qui liait les mains de la fille à l’anneau de fer. À sa manière, le rat était également habitué aux mauvais traitements et il ne s’aventura pas plus près pendant un certain temps. Puis, voyant que la fille ne lui prêtait pas attention, il se glissa en avant et se mit à grignoter la fibre riche en sève et en graisse, lesquelles, marinant dans la lumière de la comète, étaient dignes d’un gourmet.
La fille découvrit soudain que ses mains étaient libres, mais ne se posa aucune question. Jamais elle ne s’en était posé.
Au même instant, la comète commença à se diversifier.
Le ciel, qui était noir derrière cet or, se changea en un bleu rosé somptueux, un bleu qui s’empourprait, chaud et adorable. Et, sur cette nappe de couleur, une pluie dorée commença à se déverser dans toutes les directions, comme des étincelles jaillissant d’un feu d’artifice. Puis les étincelles commencèrent à tomber sur la terre en chaînes scintillantes.
— Ecarte-toi bien, maintenant, mon ami, dit le magicien à son serviteur. (Même le mage avait été affecté.)
Mais le domestique était déjà à distance respectable de la machine grondante, bouche bée devant les cieux. La machine palpitait et vrombissait et des convulsions qui ressemblaient à des pierres précieuses allaient et venaient autour de ses rouages. Prestement, avec l’assurance d’un habitué, le magicien commença à entonner son mantra à quarante-sept syllabes. Lorsqu’il prononça les derniers mots, un zigzag doré descendit de l’air brillant et transperça la partie supérieure de l’engin où il resta planté. La machine poussa un cri sur un registre affolé. Des ondes d’électricité statique y pénétrèrent en palpitant à partir de l’éclair solaire pétrifiant et toujours visible et toutes les nuances du spectre se déversèrent sur la machine.
— Regarde ! s’écria faiblement le mage, presque hors de soi.
Il avisa alors autre chose.
Attirée, sans logique aucune, naturellement, plutôt comme un insecte séduit par une fleur aux couleurs brillantes, la jeune innocente traversa en courant les toits de la demeure pour se diriger tout droit sur la machine et sa tour céleste d’arcs-en-ciel.
— Arrête-la ! cria le mage au serviteur, mais celui-ci s’était écroulé, la bouche toujours ouverte.
Le mage essaya de jeter un sort, mais ses efforts avaient amenuisé ses capacités. Avant qu’il eût pu affirmer son pouvoir, la fille avait atteint la machine. Les phalènes vont se frotter au cœur flambant des bougies, puis ils meurent. Elle alla voler en plein cœur flambant des fragments de comète capturés par la machine qui frissonnait. Mais elle ne mourut pas. Loin de là.
Elle se serra contre l’armature de l’engin, la joue contre son nœud de tuyauterie. Son visage était en extase... transparent. Le mage émit un gémissement de chagrin en voyant que les lumières d’arc-en-ciel couraient désormais du ciel pour s’introduire dans la machine sonore... puis dans le corps de la fille.
Il n’avait jamais eu l’intention de construire un conducteur et une citerne. Ou un instrument de transmission directe.
Malgré le réconfort de la pluie solaire, il fut empli de déconvenue et de rage. De même que l’air se précipite pour remplir un vide, le pouvoir entrant dans la machine était aimanté par la vacuité de la fille. Il n’osa détacher la fille de l’engin. Cela risquait d’être dangereux pour celui-ci... comme s’il avait ôté une sangsue de la chair. Une explosion risquait de s’ensuivre, qui détruirait le manoir. Ou bien il risquait de recevoir directement la concentration de rayons cométaires. Il se savait trop encombré de ruse et de pensées civilisées pour pouvoir survivre à un contact aussi cru. Seul un idiot pouvait y survivre... un vase vide. Voilà : elle seule !
Il fut donc forcé de voir se disperser dans son corps féminin maigre et malsain cette énergie exceptionnelle pour la capture de laquelle il œuvrait depuis si longtemps.